25 février 1986
Emeutes au Caire, Egypte
 

 

1984

 

On les voyait partout, dans les couloirs du métro, sur les quais, aux carrefours, devant les bâtiments officiels,

les ambassades, les grands hôtels : petits hommes en uniforme blanc ou noir selon la saison, c'était les jeunes

appelés qui faisaient leur trois ans de service militaire dans la police. Issus de la Haute-Egypte ou du Delta,

paysans perdus dans la mégapole du Caire, dans leur uniforme sale et usé, ils étaient les plus pauvres parmi

les pauvres de la société égyptienne.

Nous habitions au premier étage d'un petit immeuble du quartier chic de Maadi, au sud du Caire. Des fenêtres

de l'arrière de l'appartement, la vue donnait sur une villa occupée par un général de l'armée ou de la police.

Ce jour-là, un de ces petits hommes en uniforme blanc, ordonnance-domestique du général, balayait la pelouse

devant la villa. La poussière du Caire envahissait et asphyxiait les pelouses et le balayage était un rituel qui

précédait l'arrosage quotidien. Le jeune conscrit, armé de son balai, nettoyait donc placidement la pelouse

lorsque le général est sorti furieux de chez lui pour l'invectiver pour un motif que l'éloignement et ma

méconnaissance de l'arabe m'empêchaient de comprendre. Le général criait, le troufion prenait une attitude

de soumission et de respect. Apparemment satisfait, le général s'en retourne à l'intérieur et le soldat à sa pelouse.

Mais il n'a pas fait trois pas qu'il fait demi-tour et s'adresse au général en agitant le bras pour répondre au

reproche du général. Le général crie encore plus fort, le troufion s'incline humblement, le général imbu de

sa puissance et fier de son autorité, d'un doigt impérial, chasse le petit homme en blanc qui retourne à sa

pelouse non sans avoir fait à nouveau demi-tour et avoir lancé au général ce qui est sans doute un dernier

argument. Le général crie, le troufion s'incline. Film muet digne de Charlie Chaplin. Mais significatif :

le plus misérable des Egyptiens tenait tête et ne se soumettait qu'en apparence.

 

25 février 1986

 

10 heures, la direction du Collège me prévient : laissez vos classes, rentrez chez vous, il y a des émeutes à Guizèh

(le quartier des Pyramides) et Maadi (où nous habitions), il va y avoir le couvre-feu. En voiture, je remonte l'avenue

Ramsès, puis la Corniche du Nil. Au passage j'achète quelques galettes de pain, je fais le plein d'essence, je croise

des voitures renversées, des autobus incendiés, j'arrive à Maadi, je passe chez moi, la villa est vide, ma femme et

les enfants ne sont pas rentrés, sans doute sont-ils toujours au Lycée Français, à deux pas, je poursuis ma route

pour aller les chercher, des hélicoptères de l'armée tournent, sur ma gauche, un immeuble en construction,

des ouvriers en haillons sur les échafaudages, ils descendent en courant rejoindre les émeutiers avec pour

seule arme un bout de planche pris au passage, on entend des claquements de feu, toujours les hélicoptères

qui tournent, je croise la 505 de Français amis, la famille est à l'intérieur, les deux gamines cachées dans le

coffre, protection illusoire et dérisoire, contre les éventuels tirs des hélicos. Nous sommes à l'abri chez nous,

le rez-de-chaussée d'une villa, dans une rue habituellement tranquille, bordée de jacarandas et de flamboyants.

Je gare la voiture en marche arrière, prête à partir. Je pars à pied pour téléphoner en France - le seul poste de

téléphone pour l'étranger est dans une pâtisserie, le téléphoniste est un prof qui fait là sa deuxième journée

de travail. Quelques rares rafales de ce qui semble être des kalachnikov. Le danger paraît s'éloigner.

Le couvre-feu durera trois jours avant de diminuer progressivement.

 

Nous ne saurons que plus tard ce qu'il s'est passé. Ces jeunes conscrits, comme celui qui balayait la pelouse

du général, dans une caserne du quartier de Pyramides, se sont brutalement révoltés, spontanément,

violemment, pour des raisons encore mal élucidées mais certainement profondes et tues jusqu'à ce jour

de février. Révolte et soumission. Ils sont sortis de leur caserne, tout cassé, tout brûlé, attaqué et saccagé

des hôtels de luxe pour touristes. L'émeute, telle une traînée de poudre, s'est répandue dans la ville.

Aux troufions en uniforme noir se sont joints les travailleurs en haillons. L'opposé d'une révolution pensée,

organisée. Une révolte vite réprimée par les chars, les hélicos et leur mitrailleuse calibre 50.

 

Et nous, étrangers, coopérants, comme dans la scène muette du général et de son soldat-domestique,

confinés dans nos villas, n'avons pas compris grand-chose à ce qu'il se passait.

Et eux, les dirigeants égyptiens de l'époque, avaient-ils compris la situation ? A mon avis, oui, parfaitement,

c'est ce qui les a poussés à la répression, réponse à court terme laissant le champ libre aux Frères Musulmans.

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Qui n'espère pas, n'atteindra pas l'inespéré qui est introuvable et inaccessible.

Héraclite (fragment 18)