22 août 1968
Sur la route de Djalâlâbâd, Afghanistan
La route qui mène de Kaboul au Pakistan emprunte des gorges impressionnantes, profondes, étroites,sauvages. La rivière Kaboul y passe, issue de l'Indou Kouch, pour aller se jeter dans l'Indus lointain.
Ce 22 août 1968, un jeudi après-midi, en compagnie de deux ou trois coopérants, collègues du lycée
Esteqlal, ingénieurs, VSNA, je laissais derrière moi ces lieux restés intacts depuis les premiers temps
du monde et chargés d'une histoire afghane d'un autre âge : je partais, via Djalâlâbâd et la passe de
Khyber, à la découverte de Peshawar au Pakistan. Mais l'actualité devait me rattraper dès la sortie
des gorges de Tang i Garo.
En effet, les Soviétiques avaient financé un vaste projet de mise en valeur agricole de cette plaine qui
s'étend des gorges à la frontière pakistanaise. Ils pourraient importer à bas prix coton et oranges en
remboursement du prêt. Un barrage sur la Kaboul et une centrale hydro-électrique complétaient le
projet. Des ingénieurs venus d'URSS et des " pays frères " étaient aux commandes. Rencontre au bord
du barrage : c'est un ingénieur tchécoslovaque. Nous échangeons dans un anglais simple. Il nous
apprend que cette nuit les troupes soviétiques ont envahi son pays. Parachutistes. Commandos. Blindés.
Bien qu'ayant vécu de près les prémices de mai 68 et bien au fait de la politique de l'URSS, je n'avais pas
suivi le Printemps de Prague, Dubcek et les espérances populaires. Je vivais à Kaboul dans un autre
univers, d'un autre âge, lointain, fermé et je replongeais brutalement dans le monde que j'avais quitté,
que j'avais fui, en avril. L'ingénieur tchèque parlait, parlait. Brusquement, le silence. Il pleurait. Ce n'est
pas ce qui serait un lamentable effet de style. Il pleurait. Il pleurait l'invasion de son pays mais aussi la
mort de son utopie, de ses belles illusions de communiste convaincu. Fraternité dévoyée, trahie.
retour au sommaire