Ce jour-là, Aspe et Antonin se reposaient au bord de la rivière, près de la qala, celle-là même

où il était arrivé au terme de son long voyage. Aspe s'ébrouait dans l'eau fougueuse issue des neiges

de la montagne; Antonin, brosse en main, le lavait avec soin, amour et ténacité. Le lendemain, il devait

partir pour la plaine du nord, de l'autre côté de l'Hindou-Kouch. Il allait assister avec ses frères, guidés

par Daoud et Davida, à un bouzkachi, grand jeu des cavaliers de la steppe.

Antonin et Aspe firent le voyage en trois jours, s'arrêtant chaque soir dans une tchaïkhona - une

"maison de thé" - Antonin mangeait un palao ouzbek, riz au mouton accompagné de raisins et de carot-

tes; il buvait une théière de thé vert indien; au parfum fort des acacias, il dormait sur un tchârpoï - un

"quatre-pieds" , lit à l'armature de bois de peuplier sanglé de lianes. Le dernier soir, Antonin joua

de la tenora . Il l'avait emportée dans un élan irréfléchi: c'était un bel instrument, une sorte de longue et

grosse clarinette à multiples clés, en bois de jujubier et à l'anche fragile; le son en était particulier et

caractéristique, aigu, voire criard, finalement assez proche de la grosse flûte arabe. Il est vrai que la

tenora venait de Catalogne, ancienne terre maure; c'est elle qui donnait la couleur musicale de la sar-

dane. Antonin en était le maître et ce soir-là il la sortit avec précaution de son sac, la monta et souffla.

La musique monta dans la nuit afghane, chant catalan, chant d'orient inconnu au nord de l'Hindou-Kouch.

Les voyageurs mangeaient en silence, d'autres buvaient lentement leur thé, quelques-uns fumaient la pipe

à eau, l'esprit ailleurs. Le temps était immobile. Seules, sous les lèvres d'Antonin, vivaient les notes de la

tenora; elles volaient vers la lune et les étoiles. Le patron de la tchaïkhona apporta sans un mot une nouvelle

théière: sa façon de parler et de remercier. Au loin, une flûte répondit. La nuit, à présent, était totale dans

l'attente du lendemain. Aspe, lui, dormait debout comme ceux de son espèce, fidèle et vigoureux.

Antonin arriva au lieu dit par Daoud et à l'heure dite. A Poul-e-Khumri, à midi. Tous étaient là. Davida

n'avait pas pris son luth mais on devinait que la musique était en elle; pour se mêler à la foule, elle s'était

dissimulée sous un large châle en fine laine de chameau et dans un manteau ouzbek, un tchapan aux rayures