Le Grand Aigle du Pamir
Le Grand Aigle du Pamir s'ennuyait. Les aiglons étaient auprès de lui, toujours affamés maisattentifs et affectueux. L'aiglonne, sa compagne, chassait et lui rapportait son gibier préféré, poulet
dodu des plaines du nord, jeune agneau karakul de Mazar-i-Charif, lièvre chinois si difficile à repérer
parmi les rocs, et, surtout, mets rare et délicieux, le brochet de l'Amou Daria, le fleuve Oxus connu du
grand Alexandre et de Roxane, amants éternels, fleuve qui séparait maintenant l'Afghanistan de
l'Ouzbékistan et du Tadjikistan. Mais poulet, agneau, lièvre et brochet n'y faisaient rien : le Grand Aigle
s'ennuyait ; et même, il déprimait, lui le maître de la montagne et des cieux. Il passait des jours entiers
immobile sur son aire haut perchée au sommet du Pamir, à des milliers de mètres au-dessus des mortels
ordinaires. Parfois, mû d'une étrange et imprévisible ardeur, il déployait ses ailes géantes et s'élançait
dans le bleu limpide et profond du ciel afghan ; il quittait son Badakhchan natal et se dirigeait vers les lacs
de Band-i-Amir, il en remontait les cascades silencieuses, en effleurait les eaux immobiles et glacées,
puis il repartait, avide et inquiet, vers Bâmiyân. Il tournoyait largement, piquait brusquement vers un point
connu de lui seul, au pied du grand Bouddha - ou du moins de ce qu'il en restait, le vide de sa gigantesque
niche creusée dans le roc par les Anciens. Il continuait son errance vers la Ville Rouge détruite il y a si
longtemps par les cavaliers de Gengis Khan ; seuls en demeurait la terre rouge de ses tours et de ses
remparts ruinés ; il écoutait les murmures qui montaient, murmures des anciens combats et des cavaliers
morts, crânes enfouis, sabres oxydés au creux des murailles. Il plongeait vers la rivière tumultueuse et le
fragile pont de bois qui la traversait, rasait les champs aux blés verts, s'approchait d'un paysan à la chemise
bleue, sidéré, au comble de la terreur. Le Grand Aigle, dépité, repartait solitaire vers son refuge et sa
prostration. Seule l'aiglonne connaissait la cause de son tourment. Le Grand Aigle s'ennuyait parce qu'il
avait perdu son ami entrevu si peu au début du printemps. Il l'avait à peine croisé dans ce qui n'était pour lui