Le bouzkachi d'Antonin
 

 

Antonin 1er, Roi de Miri Miri, n'oubliait pas qu'il était souverain d'un îlot de rêve dans la belle

Polynésie; il n'oubliait pas qu'il avait vécu pleinement, joyeusement et sans souci parmi les cocotiers

et les crabes, dans l'eau tiède du lagon, dans le parfum délicat des tiarés aux pétales blancs et dans

l'odeur puissante de la vanille. Sa Majesté rêvait parfois à son hamac près du ponton, au flop-flop

des poissons qui sautaient au petit matin, au grondement lointain de la barrière de corail. Cependant,

les souvenirs s'estompaient peu à peu, certains mots maoris lui échappaient comme enfouis trop pro-

fondément dans sa mémoire. Certains visages aussi disparaissaient, emportés par les jours passés.

Sa Majesté essayait de n'y point trop penser car tout cela l'attristait: une partie de lui-même s'en était

allée. Un souvenir en réalité était plus fort que les autres et ne le quitterait pas: ses libres chevauchées

sur l'île de Pâques, son petit cheval vif et noir qu'il montait à cru au bord de l'infini océan, au pied du vol-

can Karaku et des moais au regard de pierre immobile, au sourire impassible et éternel.

Cependant, ici en Afghanistan, son rêve perdu reprenait réalité: Aspe, son cheval qui l'avait amené

depuis la lointaine Caspienne, était son meilleur ami. Cheval petit aux pattes courtes, Aspe était une bête

vive, ardente, rapide; ses ancêtres avaient vécu dans les steppes inhabitées qui vont de la mystérieuse

Mongolie jusqu'au pied de l'Hindou-Kouch. Il avait gardé de cette ascendance le goût immémorial de la

liberté.

Antonin le montait à cru, ou tout au moins sans selle: une couverture sur le dos et un tapis de selle

doublé de feutre, mais de selle point. Aspe ne l'aurait pas supportée. Antonin aimait partir au grand galop

droit devant lui sur la steppe plate et pierreuse, avec pour seule limite la montagne au loin qui se dressait,

brutale, et fermait l'horizon.