La mystérieuse fille du calendrier
Le Prince Léo se promenait, tranquille, dans les rues de Kaboul, l'esprit libre, l'il vif et le piedalerte. Il allait, le nez au vent, sans savoir où le Destin le menait. Depuis qu'il avait rejoint son cousin
Daoud, prince mélancolique, et Davida, princesse stellaire, Léo était léger comme l'air. Et pourtant,
le Prince Léo était loin de son milieu naturel, qui l'avait fait prince des eaux marines, maître de la
vague polynésienne, maître des profondeurs des mers où il avait vécu dans la paix et la force cachée,
maître enfin du puissant océan du sud, depuis les Iles sous le vent jusqu'à la lointaine Rapa Nui, repaire
de la frégate pascuane. Du sommet des vagues, il atteignait la voûte solaire, l'Etoile du sud et les
constellations des cieux. Le Prince Léo était le Maître du monde. Enfin presque. Car son pied pourtant
agile venait de heurter une mauvaise pierre posée traîtreusement sur le trottoir défoncé et il s'en était
fallu de peu qu'il ne s'affalât dans une flaque de boue. Mais ses chevilles étaient robustes et en quelques
pas rattrapés il retrouva son équilibre et sa dignité princière. Du revers de la main, il nettoya le bas de son
pantalon bouffant. Sa belle chemise, brodée par les fines mains de Davida, restait immaculée, protégée
qu'elle était par une veste en fourrure de loup.
Quel temps superbe ! Le bel hiver afghan avec son ciel de lapis-lazuli et son air limpide et froid.Le Prince Léo (Davida le taquinait en l'appelant "mon shir Léo", shir, en persan voulant dire lion- et Léo
répondait invariablement : "Attention, le lion va rugir deux fois !"), le Prince Léo, donc, tout dans ses
pensées et dans ses rêves, arriva devant une tchaïkhona qui lui parut fort sympathique : quelques tables
de bois rugueux, un samovar de cuivre, des théières de porcelaine bleue aux motifs de fleurs, qui circulaient
de main en main, quelques clients, babas pacifiques, et dehors, sur le trottoir, sous les acacias, des kébabs
odorants en train de griller sur des braises.